Saint Sisoès fut une des plus éclatantes lumières des déserts d’Égypte, après la mort de saint Antoine. Il était égyptien de naissance. Ayant quitté le monde dès sa jeunesse, il se retira dans le désert de Scété, dans la Basse Égypte, à l’ouest du Delta, près des monts Nitria, et vécut quelque temps sous la conduite de l’abbé Hor. Le désir de trouver un lieu encore plus solitaire lui ayant fait passer le Nil, il alla se cacher sur une montagne où saint Antoine était mort depuis peu. La mémoire toute récente des vertus de ce grand homme soutenait merveilleusement sa ferveur, il s’imaginait le voir et entendre de sa bouche les instructions qu’il avait données à ses disciples. Il s’appliqua donc de toutes ses forces à imiter ses pratiques les plus ferventes. Sa pénitence était très-austère, son silence rigoureux, sa prière ardente et presque continuelle. Sa sainteté lui acquit une telle réputation qu’il mérita la confiance de tous les solitaires des environs. Il y en avait même qui venaient de fort loin pour lui demander des avis sur les voies intérieures de la perfection ; et malgré le soin qu’il prenait de se cacher, il était contraint de faire céder à la charité son amour du silence et de la retraite. Souvent il passait deux jours sans manger ; il était tellement mortifié et absorbé en Dieu qu’il oubliait de prendre sa nourriture ; il fallait qu’Abraham son disciple l’avertît lorsque l’heure de manger était venue ; encore s’en étonnait-il quelquefois, croyant l’avoir déjà, fait, tant il donnait peu d’attention aux besoins du corps.
Son oraison était si sublime qu’elle allait fréquemment jusqu’à l’extase. D’autres fois son cœur était si fort embrasé du feu de l’amour divin, que n’en pouvant presque soutenir la véhémence, il se soulageait par de fréquents soupirs qui lui échappaient sans qu’il s’en aperçût et même contre sa volonté. Il tenait pour maxime qu’un solitaire ne doit point choisir le travail des mains qui lui plaît le plus. Ordinairement, il s’occupait à faire des paniers. Un jour qu’il vendait le fruit de son travail, il eut une tentation de colère ; aussitôt, il jeta ses paniers par terre, les y laissa et prit la fuite. À force de se vaincre lui-même, il acquit une douceur que rien ne pouvait altérer. Il ne s’étonnait point des fautes de ses frères ; et au lieu de les leur reprocher avec indignation, il les aidait à s’en relever avec une tendresse vraiment paternelle. Lorsqu’il voulait recommander aux autres la douceur et l’exactitude à observer les règles, il racontait l’histoire suivante :
« Des frères au nombre de douze étant en chemin, la nuit les surprit, et ils s’aperçurent que leur guide s’égarait. Ils ne l’en avertirent cependant point, de peur de rompre le silence, pensant en eux-mêmes qu’il verrait sa méprise quand le jour serait venu et qu’alors il les remettrait dans le véritable chemin : ils le suivirent donc en patience et firent jusqu’à douze mille. Le jour venu, le conducteur, remarquant qu’il s’était égaré, leur fit de grandes excuses ; et comme il était permis de parler, les frères lui répondirent tranquillement : « Nous avons bien vu que vous quittiez le chemin, mais nous n’avons rien voulu dire ». Cet homme admira leur patience et fut très-édifié de leur exactitude à garder la règle ».
Quelques Ariens, étant venus sur sa montagne, osèrent y dogmatiser parmi les frères. Le Saint ne leur répondit rien ; mais il ordonna à son disciple de lire en leur présence un traité de saint Athanase contre l’arianisme, ce qui leur ferma la bouche. Après les avoir confondus, il les renvoya avec sa douceur ordinaire.
Saint Sisoès fut aussi un modèle accompli d’humilité ; il revenait toujours à cette vertu dans les avis et les instructions qu’il donnait aux autres. Un solitaire lui ayant dit un jour :
« Mon père, je me considère comme étant toujours devant Dieu ».
Il lui répondit :
« Ce n’est pas assez, mon fils, il faut aussi vous considérer comme étant au-dessous de toutes les créatures : cela sert efficacement pour acquérir l’humilité ».
Sans cesse il marchait en la présence de Dieu, concentré dans son néant et sa bassesse.
« Devenez petit », disait-il à un frère, « renoncez aux satisfactions des sens, dégagez-vous des vaines inquiétudes du siècle, et vous trouverez la paix du cœur ».
Il dit à un autre qui se plaignait de n’être point encore parvenu à la perfection de saint Antoine :
« Ah ! Si j’avais dans le cœur un seul des sentiments de ce grand homme, je serais tout embrasé du feu de l’amour de Dieu ».
Il avait de si bas sentiments de lui-même que, malgré l’austérité de son genre de vie, il se regardait comme un homme sensuel, et voulait que les autres eussent de lui une semblable idée. Si par hasard la charité pour les étrangers l’obligeait d’avancer l’heure du repas, il s’en dédommageait ensuite par un long jeûne, et faisait, pour ainsi dire, payer à son corps une condescendance dont le motif avait été si louable. Il craignait si fort les louanges que, priant quelquefois les mains levées vers le ciel, il les baissait aussitôt qu’il pensait que quelqu’un pouvait l’apercevoir. Toujours, il était prêt à s’excuser. Il ne voyait rien de bon dans les autres, qu’il n’en prît occasion de se condamner lui-même.
Trois solitaires étant venus le voir, l’un d’eux lui dit :
« Mon père, que ferai-je pour éviter le feu de l’enfer ? »
Et il ne répondit rien.
« Et moi », continua le second, « comment pourrai-je éviter le grincement de dents et ce ver qui ne mourra point ? »
Le troisième ajouta :
« Que ferai-je aussi ? Car toutes les fois que je me représente les ténèbres extérieures, je suis saisi d’une frayeur mortelle ».
Alors le Saint, prenant la parole, leur répondit :
« Je vous avoue que je ne pense point à ces choses ; et comme je sais que Dieu est plein de bonté, j’espère qu’il aura pitié de moi. Vous êtes bienheureux », ajouta-t-il, « et j’envie votre vertu. Vous parlez des peines de l’enfer, et vous en êtes si pénétrés qu’elles peuvent vous aider puissamment à éviter le péché. Eh ! Que ferai-je donc, moi qui ai le cœur si insensible que je ne pense pas seulement qu’il y ait après la mort un lieu de supplices destiné pour punir les méchants ? Ce qui est sans doute la cause pour laquelle je commets tant de fautes ».
Les trois solitaires, édifiés de cette réponse, s’en retournèrent chez eux.
Le Saint disait que depuis trente ans, il faisait à Jésus-Christ la prière suivante :
« Seigneur Jésus, ne permettez pas que je pèche aujourd’hui par ma langue ; et cependant, ajoutait-il, « je commets toujours quelque faute de ce côté-là ».
Ce discours ne pouvait être qu’un effet de son humilité : car il gardait exactement la retraite et le silence ; il tenait la porte de sa cellule toujours fermée, afin d’être moins interrompu ; et lorsqu’on le consultait, il ne répondait jamais qu’en peu de mots.
Le serviteur de Dieu, étant usé de vieillesse et d’infirmités, se rendit enfin à l’avis de son disciple Abraham, et alla demeurer quelque temps à Clysma, ville située sur le bord ou du moins dans le voisinage de la mer Rouge. Ammon ou Amun, abbé de Raithe, vint le visiter. Le voyant affligé de ce qu’il avait quitté sa solitude, il le consola, en lui représentant qu’étant cassé de vieillesse il avait besoin de secours qu’il ne trouverait pas dans le désert ; mais le Saint jeta sur lui un regard de tristesse, et lui répondit :
« Que me dites-vous ? La liberté d’esprit dont j’y jouissais ne me suffisait-elle pas ? ».
Sisoès retourna dans sa solitude. Lorsqu’il fut parvenu à la fin de sa course, les solitaires s’assemblèrent autour de lui. Rufin dit qu’étant à l’agonie, il s’écria :
« Voici que l’abbé Antoine, le chœur des Prophètes et les Anges viennent prendre mon âme ».
En même temps son visage devint lumineux ; et après s’être entretenu intérieurement avec Dieu, il s’écria de nouveau :
« Voyez Notre-Seigneur qui vient à moi ».
Il expira en prononçant ces paroles, et sa cellule fut embaumée d’un parfum céleste. Sa mort arriva vers l’an 429, soixante-douze ans au moins après qu’il se fut retiré sur la montagne de saint Antoine. Sa fête est marquée dans les ménologes des Grecs, sous le 6 juillet, et dans quelques calendriers des Latins, sous le 5 du même mois.
Il ne faut pas confondre ce saint avec deux autres Sisoès qui vivaient dans le même siècle. L’un, surnommé le Thébéen, demeurait à Calamon, dans le territoire d’Arsinoé ; l’autre avait sa cellule à Pétra. C’est de Sisoès le Thébéen qu’on raconte le trait suivant, que quelques auteurs ont attribué par méprise à saint Sisoès de Scété.
Un solitaire, qui avait été offensé par un autre, vint trouver Sisoès et lui dit qu’il était résolu de se venger. Le saint vieillard le conjura de laisser à Dieu le soin de la vengeance, de pardonner à son frère et d’oublier l’injure qu’il en avait reçue ; mais voyant qu’il ne gagnait rien sur son esprit, il lui dit :
« Adressons-nous au moins tous deux ensemble au Seigneur ».
Et puis, se levant, il fit tout haut cette prière :
« Mon Dieu, il n’est plus nécessaire que désormais vous preniez soin de nos intérêts et que vous vous rendiez notre protecteur, puisque ce frère soutient que nous devons nous-mêmes nous venger ».
Le solitaire fut si singulièrement touché que se jetant aux pieds de Sisoès, il lui demanda pardon et lui promit d’oublier dès ce moment l’injure qu’il avait reçue.
Le même saint aimait tellement la retraite que, quand il se trouvait à l’église des solitaires, il en sortait dès qu’on avait achevé le sacrifice, et se hâtait de se rendre à sa cellule. Il ne faisait en cela que suivre l’Esprit de Dieu, et son goût pour le silence et la prière. Dans l’occasion, il savait se prêter aux devoirs de la société, surtout si la charité l’exigeait. Il n’était point attaché à ses pratiques avec cette opiniâtreté qui vient de l’amour-propre.
Ordinairement il ne mangeait point de pain. Les frères l’ayant invité lors des fêtes de Pâques, à prendre part au petit repas qu’ils faisaient en ce saint temps :
« Je mangerai », leur dit-il, « ou du pain ou des autres choses que vous avez préparées ».
Sur la réponse qu’ils lui firent qu’ils se contenteraient qu’il mangeât du pain, il en mangea tout de suite contre son usage.
On le représente travaillant à la terre : c’est la caractéristique ordinaire des Pères des déserts d’Orient.
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