Le bienheureux Charles était fils de saint Canut, roi de Danemark, qui fut martyrisé par ses propres sujets, l’an 1086, et d’Adèle ou Alize de Flandre, fille de Robert le Frison et tante maternelle de Louis le Gros, roi de France. Après la mort sanglante du roi son père, à l’âge de cinq ans, sa mère le conduisit à Bruges à la cour de Robert le Frison, comte de Flandre, son aïeul. C’est là qu’il devait être élevé et conquérir le grade de chevalier.
Une légende rapporte qu’il fut armé chevalier avec l’épée même que portait saint Canut le jour où il reçut le martyre au temple de Saint-Alban. Ivend Trundsen, qui avait reçu cette épée en dépôt, se trouvait comme otage dans les prisons de Bruges, lorsqu’un jour Charles, tout enfant, le visita au moment où il était encore au lit. Le jeune prince vit la fameuse épée qu’Ivend avait mise sous son chevet et s’en ceignit.
« Il est juste que tu la gardes », dit Ivend, « c’est l’épée de ton père ».
Charles courut aussitôt près de son aïeul, lui montra le magnifique cadeau qu’il venait de recevoir, et pria qu’on accordât la liberté au détenu, ainsi qu’à son compagnon d’infortune ; ce qui fut fait.
Chaque jour, il nourrissait cent pauvres à Bruges, et ordre était donné pour qu’il en fût de même dans chacun de ses châteaux. On raconte qu’étant à Ypres, il distribua en une seule fois sept mille huit cents pains de deux livres. Chaque jour aussi il habillait complétement cinq pauvres, leur donnant à chacun une chemise, une tunique, des fourrures, une cape, des bottes, des bottines et des souliers. Après cette généreuse distribution, il allait entendre la messe à l’église, y chantait des psaumes, et terminait ses dévotions en distribuant des deniers aux mendiants.
La Vie des Saints : Charles Le Bon, le Bienheureux Comte de Flandres, ✞ 1127 Tweet
Charles fit ses premières armes sous son oncle Robert de Jérusalem, qu’il accompagna en Terre Sainte : c’était dignement débuter dans la carrière. Après avoir, pendant plusieurs années, pris part aux héroïques fatigues des Croisés, il revint en Europe couvert de nobles cicatrices.
Baudoin à la Hache, qui succéda à Robert de Jérusalem, en 1111, comme comte de Flandre, n’ayant point d’enfants, porta ses vues sur son cousin germain, Charles, pour l’instituer un jour l’héritier de son comté. Il lui donna d’abord la terre d’Ancre, la même que Louis XIII donna en 1620 à Albert de Luynes : c’est pourquoi Charles le Bon est parfois désigné sous le nom de Charles d’Ancre.
Pour reconnaître encore mieux ses services, Baudoin à la Hache lui fit épouser Marguerite, fille de Renaut, comte de Clermont, qui lui apporta en dot le comté d’Amiens. Il lui confia même l’administration de ses États ; en sorte que les peuples accoutumés à la douceur et à l’équité de notre Saint, le reçurent à son avènement comme leur père et leur protecteur. Mais cette joie publique fut troublée par la comtesse Clémence, mère du feu comte Baudoin : cette princesse, pour mettre sur la tête de Guillaume d’Ypres, à qui elle avait marié sa nièce, la couronne de notre Saint, forma contre lui une ligue où entrèrent Geoffroy le Barbu, comte de Louvain et duc de Brabant et de la Basse-Lorraine ; Hugues de Camp-d’Avène, comte de Saint-Pol, et Baudoin III, comte de Hainaut. Ils déclarent la guerre à Charles.
Celui-ci a Dieu de son côté ; qui peut être vaincu avec un tel auxiliaire ? Le comte de Flandre abat ses ennemis et leur dicte la loi ; il réduit à la même impuissance les comtes Gautier de Hesdin et Thomas de Coucy, qui tentent de troubler le repos de ses sujets ; de sorte qu’autant il se rend aimable à ceux-ci, autant il devient redoutable aux étrangers.
Lorsque l’empereur Henri V envahit la Champagne en 1123, Charles le Bon, en qualité de comte d’Amiens et de vassal du roi de France, accourut à son secours suivi de dix mille soldats. L’empereur effrayé d’un prodigieux armement où la Picardie, la Champagne et l’Île-de-France avaient fourni deux cent mille hommes, n’osa point engager la bataille : la guerre finit donc avant d’être commencée.
Délivré des guerres qui avaient attristé le commencement de son règne, Charles se consacra tout entier à faire fleurir dans ses États la paix et la justice. Après avoir déclaré la Trêve de Dieu, il proscrivit l’usage qu’avaient ses sujets d’être constamment armés, ce qui favorisait les rixes dans un pays où l’on était si fortement épris de l’indépendance et de la liberté.
C’était par ses exemples, encore plus que par ses ordonnances, qu’il s’efforçait de civiliser les peuples qu’il gouvernait. Simple et modeste dans ses allures, il détestait la flatterie. Ses austérités égalaient celles des religieux. Ennemi du faste, il réduisait ses dépenses, pour diminuer les impôts du peuple et abaisser les redevances de ses fermiers. Plein de sollicitude pour les besoins des pauvres, il allait jusqu’à se dépouiller de ses habits pour les en revêtir. Il restait pieds nus, par dévotion, quand il accomplissait ses actes quotidiens de charité, et baisait les mains de chaque pauvre qu’il secourait.
Une chronique de Flandre nous rapporte un trait de bonté qui rappelle un épisode de la vie de Fénelon. Un jour que Charles assistait aux Vêpres à Saint-Pierre de Gand, une pauvre femme vint lui exposer son chagrin de s’être vu ravir une vache par un soldat. Le comte la pria d’attendre à la porte pour qu’il lui rendît justice après les Vêpres : la pauvre femme lui ayant fait observer qu’il serait alors entretenu de plus graves affaires et qu’il oublierait son humble supplique, le comte lui donna son manteau en gage de sa promesse. Quand Charles sortit de l’église, ses officiers voulurent l’entretenir aussitôt de diverses affaires importantes ; mais il déclara qu’il ne répondrait à personne tant qu’une vache qui avait été volée à une pauvre femme ne lui aurait pas été rendue. L’animal fut enfin retrouvé, et chacun bénit la bonté du prince.
Charles se montrait toujours plein de respect et de prévenance pour les prêtres séculiers et pour les religieux, dont il sollicitait et recueillait les avis avec la plus sincère humilité ; il les remerciait, quand ils lui signalaient des défauts à corriger, et les récompensait par une protection toute spéciale. Il voulait que les affaires des religieux fussent expédiées avant toutes les autres, pour qu’ils ne perdissent point leur temps dans les audiences et qu’ils ne fussent absents de leur monastère que le moins longtemps possible. Iperius raconte, à ce sujet, l’anecdote suivante : Jean, abbé de Saint Bertin, s’étant présenté à la cour de Bruges, le jour de l’Épiphanie, pour se plaindre d’un chevalier qui voulait s’emparer d’une terre appartenant à son abbaye depuis soixante ans, le comte lui dit :
« Seigneur abbé, qui chante aujourd’hui la grand’messe dans votre monastère ? »
« Comte, il y a cent moines parmi lesquels on pourra choisir un officiant ».
« Mais vous devriez, en un tel jour, partager avec vos moines les offices et les repas, et leur procurer les réjouissances légitimes pour lesquelles mes ancêtres vous ont assigné des revenus ».
« C’est la nécessité qui m’a contraint à délaisser mes frères, pour venir vous avertir qu’un de nos seigneurs nous opprime ».
« Il aurait suffi de m’en prévenir par un message : car votre devoir est de prier Dieu, comme le mien est de vous protéger ».
Alors il fit venir le délinquant et lui dit :
« Si jamais j’entends encore des plaintes sur ton compte, je te ferai jeter dans une chaudière d’eau bouillante ».
Le chevalier se tint pour averti, et l’abbé rassuré s’empressa de retourner à son monastère.
En toutes circonstances, la conduite de Charles était dictée par un profond amour de la justice et par une prédilection spéciale pour les faibles et les opprimés ; quand on lui faisait un reproche de ses sympathies, il répondait : « C’est que je sais combien les pauvres ont de besoins et les riches d’orgueil».
Nous complétons ce tableau du caractère et des vertus du comte de Flandre, en laissant la parole à la naïve chronique d’Oudegherst : on y trouvera quelques indications qui ne se rencontrent point dans les autres biographes de Charles le Bon :
« Il avait trois religieux, docteurs en théologie, lesquels, journellement après le souper, lui proposaient et expliquaient un chapitre ou deux de la Bible, en quoi il prenait un singulier plaisir. Il fit défense à chacun, sous peine de perdre un membre, de jurer par le nom de Dieu, ni par chose qui touchait à Dieu et à ses saints, et quand aucun de sa maison était trouvé en cette faute, il le faisait, outre ce jeûner quarante jours au pain et à l’eau… il ordonna que tous ceux qui sont condamnés au dernier supplice fussent confessés et que, un jour devant l’exécution, on leur administrât le Saint-Sacrement, ce qu’auparavant on n’était accoutumé d’observer. Il était merveilleusement sévère et rigoureux contre les sorcières, enchanteurs, nécromanciens et autres qui s’aidaient de semblables arts… Il avait ordinairement, au dîner, en sa salle, treize pauvres, lesquels il faisait servir de même que ses chevaliers et seigneurs… Il ordonna que personne ne logeât garçons ou vagabonds, sur peine de restaurer les dommages et intérêts qu’ils auraient fait à autrui ; que personne, de quelque qualité ou condition qu’il fût, eût la hardiesse d’emmener ou de faire emmener les enfants sans le consentement de père, mère, tuteurs ou autres parents… Il était merveilleusement bon justicier, de sorte qu’il contraignit ceux qui avoient accoutumé d’oppresser les pauvres gens, d’eux en désister, contre lesquels il usait d’une telle rigueur que les pauvres gens vivaient en bonne paix et tranquillité ».
Cette tranquillité devait être troublée par une terrible famine qui, en 1125, désola principalement la Flandre et la Picardie. Dès l’année précédente, les populations superstitieuses s’attendaient à un grave événement, parce que, le 11 du mois d’août, une éclipse partielle de soleil avait obscurci les cieux. L’hiver qui suivit fut si rigoureux et si long que les semailles ne levèrent point. Alors éclata une de ces désastreuses famines qui décimaient les populations du Moyen Âge.
Les uns mouraient faute d’aliments ; les autres se jetaient avidement sur les denrées que le hasard leur procurait et se causaient des indigestions mortelles. Le pain manquait complétement : aussi les habitants de Bruges, de Gand, des bords de la Lys et de l’Escaut étaient réduits à ne manger que de la viande, même pendant le Carême. Les villageois espéraient en vain obtenir du pain dans les villes et les châteaux ; ils ne trouvaient que la mort au terme de leurs pérégrinations. Ceux qui survivaient étaient tellement amaigris qu’on les aurait pris pour des squelettes ambulants.
Ce désastre public donna occasion au bienheureux Charles de déployer toute l’activité de sa sollicitude et de sa charité. Chaque jour, il nourrissait cent pauvres à Bruges, et ordre était donné pour qu’il en fût de même dans chacun de ses châteaux. On raconte qu’étant à Ypres, il distribua en une seule fois sept mille huit cents pains de deux livres. Chaque jour aussi il habillait complétement cinq pauvres, leur donnant à chacun une chemise, une tunique, des fourrures, une cape, des bottes, des bottines et des souliers. Après cette généreuse distribution, il allait entendre la messe à l’église, y chantait des psaumes, et terminait ses dévotions en distribuant des deniers aux mendiants.
Il consacrait le reste de sa journée à faire des règlements qui pussent adoucir les maux présents et en prévenir le retour. Il réprimanda des habitants de Gand qui avaient laissé des affamés mourir devant leur porte ; il interdit la fabrication de la bière, pour ne pas épuiser le peu de grains qu’on avait recollé ; il prescrivit aux boulangers de pétrir des pains d’avoine et fixa à six écus le prix du quartaut de vin. Par ses ordres, tous les chiens furent tués, et les terres furent ensemencées dans la proportion de deux tiers en blé et d’un tiers en fèves ou en pois, légumes qui poussent vite et dont la prompte récolte pouvait abréger le temps de la famine. Certaines familles riches, entre autres celle de Bertulphe, ajoutent certains chroniqueurs flamands, accaparaient les blés et les vendaient à un prix exorbitant : Charles aurait alors chargé son aumônier Tancmar de contraindre tous les propriétaires à vendre leur blé à un prix raisonnable ; ce serait là une des causes qui amenèrent le drame sanglant dont nous raconterons bientôt les horreurs.
Grâce à ces sages dispositions, les accaparements cessèrent, le numéraire circula, et la disette fit moins sentir ses ravages, en attendant qu’elle disparût avec la prochaine récolte.
Henri V, empereur des Romains, venait de mourir sans héritier (1125). Les électeurs portèrent leurs vues sur le prince qui, dans ces temps de disette et d’anarchie, avait montré pour son peuple ce dévouement sans bornes qui est la plus populaire vertu des rois. Le chancelier de l’évêque de Cologne et le comte Godefroy de Namur furent chargés d’aller sonder les intentions de Charles, qui prit aussitôt conseil des barons de Flandre ; quelques-uns, ceux-là mêmes qui depuis longtemps avaient juré sa perte, l’engageaient à accepter le sceptre impérial, pour se débarrasser d’un prince dont les vertus leur étaient à charge ; les autres, et c’était le plus grand nombre, le suppliaient de ne point abandonner l’œuvre qu’il avait commencée, et de ne point ravir un véritable père à la Flandre. Le bienheureux Charles le Bon suivit leur conseil et refusa le titre glorieux de roi des Romains.
Peu de temps après, il reçut de la part des princes croisés de Jérusalem une lettre qui lui offrait le trône de la Cité sainte, parce que Baudoin, roi de Jérusalem, avait été fait prisonnier par les Turcs. Charles déclina également cet honneur, en déclarant qu’il voulait se consacrer tout entier au bonheur de la Flandre.
Il mit à profit les années de paix et d’abondance pour remplir des greniers de réserve et prévenir le retour des disettes. Il voulut aussi raffermir le régime féodal qui était loin d’être aussi solidement assis qu’en France ; car les bourgeois se proclamaient les égaux des nobles, et beaucoup de serfs s’étaient affranchis eux-mêmes.
Au nombre de ces derniers figuraient les membres d’une famille à laquelle divers chroniqueurs flamands ont donné à tort le nom de Van der Straten, au lieu de celui d’Erembald. Deux frères avaient depuis longtemps oublié le servage de leurs ancêtres : l’un, Bertulphe, avait usurpé la prévôté du Chapitre de Saint-Donatien de Bruges, à laquelle était attachée la dignité de chancelier héréditaire de Flandre ; l’autre, Désiré Haket, était châtelain de Bruges et avait un fils, nommé Burchard, qui se distinguait par sa turbulence et son ambition.
Le chef de la famille Erembald, Bertulphe, était animé d’un orgueil intolérable, et affectait d’ignorer les noms des gens qu’il croyait au-dessous de lui. Il dominait tellement le Chapitre qu’aucun des chanoines n’osait se plaindre de ses méfaits. Il avait fait embrasser à ses neveux la carrière des armes et les excitait à prendre part à toutes ces querelles de voisinage qui étaient si communes dans la Flandre du XIIe siècle
Le prévôt de Bruges qui, par ses richesses et son influence, tenait le premier rang, après le duc de Flandre, avait marié ses nièces à des nobles, espérant ainsi faire sortir un jour sa famille de la condition servile. L’un d’entre eux, Robert, ayant appelé en duel judiciaire un autre chevalier, celui-ci lui rappela que, selon le droit rétabli par Charles, tout homme libre qui épousait une serve partageait, un an après son mariage, la même condition que sa femme, et que, par conséquent, il ne pouvait pas, lui chevalier, accepter un combat singulier qui n’aurait pas lieu entre pairs. Le prévôt fut très-mortifié de voir ainsi révélée au public cette condition de servilité qui était ignorée de la plupart : et il niait les droits de propriété du comte :
« Ce Charles de Danemark », s’écriait-il, « ne serait jamais parvenu à la dignité de comte, si je ne l’avais voulu, et maintenant il oublie le bien que je lui ai fait ; il s’informe auprès des anciens si je suis serf et veut me réduire en esclavage avec toute ma famille : mais qu’importe ! Nous serons toujours libres, et il n’est personne au monde qui puisse nous faire serfs ».
Le conflit fut déféré au jugement du comte de Flandre. Le prévôt comparut devant lui, à Cassel, accompagné de son gendre Robert et de cinq cents chevaliers qui paraissaient avoir plus de confiance dans leur épée que dans la justice de leur cause. Le bienheureux Charles, par prudence, remit l’affaire à plus tard et demanda que, selon la loi, douze témoins affirmassent par serment que la nièce de Bertulphe n’était point d’origine serve. Le chapitre de la noblesse fut convoqué plus tard à Saint-Omer, et, en l’absence des témoignages vainement réclamés, il fut statué que Robert de Kaeskcrke était dans son tort et que la famille des Erembald ne se composait que d’hommes de corps qui appartenaient au domaine du comte. Robert, qui avait été lui-même induit en erreur, parce que, comme beaucoup d’autres, il pensait que la famille de Bertulphe avait été émancipée, devint un des ennemis les plus acharnés du prévôt.
Un autre incident vint encore envenimer l’animosité du prévôt contre Charles. Les membres de la famille de Bertulphe ne pouvaient pardonner à Tancmar, chapelain du comte, et chef de la famille Van der Straten, d’avoir fait vendre leurs grains accaparés pendant la disette. Ils tâchaient de s’en venger par des violences. Aussi profitèrent-ils d’un voyage que Charles faisait en France, pour ravager le domaine de Bourbourg où Tancmar s’était fortifié. Quand Charles fut de retour à Ypres, les villageois vinrent se plaindre de ce que des pillards les avaient rançonnés. Le comte de Flandre, après avoir pris l’avis de ses conseillers, fit incendier la maison de Burchard, qui avait été le principal fauteur des désordres.
Le prévôt, qui affectait d’être resté étranger à cette affaire, envoya Guy de Steenvoorde et d’autres négociateurs auprès du comte, sous prétexte d’obtenir la grâce de ses neveux. Charles se montra indulgent, promit de donner une autre maison à Burchard, mais lui interdit de relever les ruines de celle qui avait été incendiée, parce que sa proximité de celle de Tancmar pouvait amener de nouveaux conflits. Charles congédia les envoyés en leur faisant boire le vin du départ.
Guy de Steenvoorde alla trouver immédiatement la famille Erembald qui était réunie, avec ses principaux partisans, au logis de Bertulphe. Fidèle à la leçon qui lui avait été faite à l’avance par le prévôt, il raconta que le comte était furieux et qu’il ne fallait espérer aucune grâce de lui.
Alors les conjurés joignirent les mains en signe d’alliance. Seul, un neveu du prévôt, nommé Robert, s’opposa au pacte de trahison qu’on voulait ourdir, et on ne put acheter son silence qu’en lui persuadant qu’il ne s’était agi là que d’une plaisanterie.
Le soir venu, les conjurés se réunirent dans la maison d’un chevalier nommé Walter, et passèrent la nuit à combiner l’exécution de leur attentat qu’ils fixèrent au lendemain matin, 2 mars 1127.
Le palais du comte était contigu à l’église Saint-Donatien, et communiquait par un couloir voûté à une des galeries supérieures : là se trouvait une chapelle où le comte venait entendre la messe chaque matin. Ce jour-là Charles s’était levé de très-bonne heure, et ayant distribué aux pauvres ses aumônes habituelles, s’était rendu à la chapelle, accompagné de son sénéchal, de son chambellan et de quelques autres personnages de sa cour. Il avait passé une nuit très-agitée. On l’avait souvent averti des dangers qui le menaçaient, mais il avait toujours répondu :
« Nous sommes sans cesse environnés de périls ; pour être rassurés, il suffit que nous ayons le bonheur d’appartenir à Dieu. Si d’ailleurs, c’est sa volonté que nous perdions la vie, pourrions-nous la perdre pour une meilleure cause que pour celle de la justice et de la vérité ? »
Burchard, averti par ses affidés, accourut dans la galerie avec ses complices qui cachaient leurs épées sous leurs manteaux. Ils virent Charles agenouillé sur un prie-Dieu, lisant à haute voix les psaumes de la pénitence et distribuant des deniers aux pauvres. Les conjurés se partagèrent en deux bandes pour garder les deux issues et ne laisser personne s’échapper. Burchard, s’avançant lentement vers le comte, lui piqua légèrement le cou avec la pointe de son épée ; en ce moment une pauvresse s’écriait tout effarée :
« Sire comte, gardez-vous ! »
Le prince avait relevé la tête ; Burchard lui brisa le crâne avec son épée, et la cervelle jaillit sur les dalles. Les autres assassins l’achevèrent et lui coupèrent le bras droit. Les meurtriers immolèrent à leur vengeance, dans l’église, dans la ville de Bruges et dans le château, tous ceux qu’ils considéraient comme les adversaires du prévôt et les amis du comte. La famille de Tancmar n’échappa point à celle horrible boucherie.
« Chose étonnante ! » Dit le chroniqueur Galbert, « le comte ayant été tué le mercredi matin, le bruit de cette mort abominable frappa l’oreille des citoyens de la ville de Londres, le vendredi suivant, vers la première heure du jour ; et, vers le soir, cette nouvelle alla jeter la consternation dans la ville de Laon qui, située en France, est à une distance très-considérable de Bruges. C’est ce que nous avons appris par nos écoliers qui étudiaient alors à Laon et par nos négociants qui, le même jour, trafiquaient à Londres. Personne, ni à cheval, ni sur mer, n’aurait pu traverser si promptement l’intervalle des temps et des lieux dont nous venons de parler ».
Cependant, le corps de Charles gisait depuis longtemps dans le chœur de l’église Saint-Donatien, et personne n’osait lui rendre les devoirs de la sépulture. Le prévôt feignit de permettre qu’on procédât à ses obsèques ; mais il fit secrètement prier l’abbé de Saint-Pierre de Gand de faire enlever le corps et de l’inhumer dans cette ville. Sur ces entrefaites, il envoya demander à Simon, évêque de Noyon, de venir réconcilier l’église, souillée par un meurtre dont il se proclamait innocent. Mais le porteur, jeté à bas de son cheval, ne put parvenir jusqu’à Noyon. Quelques jours après, l’évêque de cette cité apprit le meurtre de son beau-frère Charles le Bon, et prononça l’anathème contre tous ceux qui l’avaient accompli ou favorisé.
L’abbé de Saint-Pierre de Gand, pour accomplir le désir du prévôt, voulut enlever dans un cercueil le corps de Charles ; mais les pauvres, les chanoines et de nombreux citoyens s’y opposèrent ; ils allèrent trouver Bertulphe à qui un vieillard dit :
« Seigneur prévôt, si vous eussiez voulu agir avec justice, vous n’auriez pas donné, sans le consentement et le conseil des frères, les dépouilles mortelles d’un si grand prince, qui seront un véritable trésor pour notre église. Ce prince a été élevé parmi nous, il y a passé la plus grande partie de sa vie ; c’est au milieu de nous qu’il a péri pour la justice. Si on nous l’enlève, nous avons à craindre la destruction de la ville et de cette église ; s’il nous reste, il nous protégera contre les châtiments que peut attirer la trahison dont il fut victime ».
Ces supplications ne firent qu’irriter le prévôt : on courut aux armes et la ville allait être ensanglantée de nouveau, quand tous les partis furent apaisés par la guérison d’un enfant paralytique qui avait invoqué l’intercession du bienheureux Charles. On s’empressa alors de venir vénérer les restes mortels du Bienheureux ; on était avide de tremper des linges dans son sang, de prendre quelques fragments de ses vêtements ou de ses cheveux, dont l’attouchement opéra diverses guérisons.
Le prévôt ne put faire autrement que de laisser accomplir les funérailles ; le service eut lieu, le vendredi 4 mars, dans l’église de Saint-Pierre hors les-Murs ; le corps mutilé de Charles fut mis dans un cercueil et déposé ensuite dans un caveau de l’église Saint-Donatien.
La punition des meurtriers de Charles ne se fit point attendre. Nous ne pourrions point, sans sortir de notre sujet, reproduire ici les récits émouvants que font à ce sujet les chroniqueurs du temps ; mais nous ne pouvons pas nous dispenser de raconter, en peu de mots, la fin misérable des ennemis du comte, puisqu’elle a été considérée par tous les contemporains comme un éclatant témoignage rendu par la Providence à la mémoire du bienheureux Charles.
Le prévôt avait accueilli favorablement la compétition de Guillaume d’Ypres, duquel il espérait l’impunité ; il lui gagna des partisans, mais les sujets fidèles de Charles le Bon, sous la conduite du chevalier Gervais, qui avait été camérier du comte, tramèrent une conspiration contre le prévôt et ses partisans, et assiégèrent son château. Ils furent bientôt secondés par divers seigneurs de Flandre et par la comtesse de Hollande qui convoitait pour son fils la succession du trône vacant. Le prévôt et son frère le châtelain Haket, comprenant le sort qui leur était réservé, demandèrent à faire preuve juridique de leur innocence personnelle, et réclamèrent la vie sauve pour leurs neveux qu’ils consentaient à voir bannis à perpétuité. On méprisa ces propositions, et le siège continua plus ardent que jamais. Le prévôt fut obligé de se réfugier dans l’église Saint-Donatien, d’où il parvint à s’enfuir dans les marais voisins.
Pendant les horreurs de ce siège, les Gantois essayèrent de s’emparer par ruse du corps de Charles le Bon ; mais ils échouèrent dans leur entreprise. Les seigneurs de Flandre, influencés par les conseils de Louis le Gros, choisirent pour leur souverain Guillaume Cliton, fils du duc de Normandie. Le 5 avril, le roi de France et le nouveau comte de Flandre arrivèrent à Bruges ; le 11, le prévôt Bertulphe fut livré par Guillaume d’Ypres, qui espérait par là se laver de tout soupçon de complicité ; le meurtrier, condamné au gibet, périt à Ypres au milieu des plus cruelles tortures.
Les complices du prévôt, qui soutenaient le siège dans la grande tour de Saint-Donatien, ne se rendirent que le 19 avril. Tous ceux qui avaient trempé dans la conspiration avaient déjà subi ou subirent alors un châtiment proportionné à leur degré de culpabilité. Guy de Steenvoorde fut pendu à Ypres; Eustache de Steenrnorde fut brûlé vif dans les flammes d’une maison où il avait cherché asile ; Wilfrid Knop, frère du prévôt, fut précipité du haut d’une tour avec vingt-huit de ses complices ; Isaac fut étranglé sur le marché de Bruges ; Robert eut la tête tranchée à Cassel ; Burchard subit la torture de la roue, en se repentant de son crime.
Les chroniqueurs ajoutent que ceux qui échappèrent aux supplices furent bannis de la Flandre et eurent une triste fin.
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